Un président, et maintenant ?

Maurice Quentin de La Tour, Rousseau (mais pas Sandrine)

« On ne regarde presque jamais la politique comme un art d’espèce tellement élevée. Mais c’est qu’on est accoutumé depuis des siècles à la regarder seulement, ou en tout cas principalement, comme la technique de l’acquisition et de la conservation du pouvoir.

« Or le pouvoir n’est pas une fin. Par nature, par essence, par définition, il constitue exclusivement un moyen. » (1) La philosophe Simone Weil écrit ces lignes en 1943, alors qu’elle est à Londres, au service de la France libre, mais cela vaut aussi bien pour aujourd’hui. Que fait-on du pouvoir, une fois conquis ? Comment l’exerce-t-on ? Avec qui ?

 

Car une fois le pouvoir conquis, il s’agit de gouverner. Or on ne gouverne bien que si l’on sait dans quelle direction on veut aller. Il ne s’agit pas d’avoir un « programme ». Il s’agit d’être inspiré par une certaine conception de l’homme et de la civilisation. Cela suppose une réflexion en profondeur sur la situation de la France, une connaissance intime de son histoire et de ses paysages. Cela suppose aussi, suppose d’abord une réflexion philosophique. L’exercice du pouvoir ne peut pas faire l’économie d’une réflexion philosophique sur la justice, sur l’être humain et ses besoins, sur l’histoire de notre civilisation et ce qui peut être légitimement admiré, sur cette Terre qu’il nous fait apprendre à habiter autrement. L’absence de culture et de réflexion philosophiques est aussi un problème politique.

La période présente, écrit encore Simone Weil, en ouverture de ses Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale, « la période présente est de celles où tout ce qui semble normalement constituer une raison de vivre s’évanouit, où l’on doit, sous peine de sombrer dans le désarroi ou l’inconscience, tout remettre en question ». Il nous faut sortir des sentiers battus et des prises de positions convenues dans des débats constitués par avance. Il nous faut nous décaler, remonter en amont, interroger les termes mêmes du débat et produire d’autres concepts. Il nous faut inventer de nouveaux possibles et, pour ce faire, engager un travail philosophique. « Nous vivons une époque tout à fait sans précédent » et « ceux qui tiennent aujourd’hui [en politique] le même langage qu’il y a un an oublient en l’occurrence qu’il convient à l’homme de se conformer au temps » (2).

Ce dimanche 24 avril, nous (« nous » Français) avons élu Emmanuel Macron président de la République.

Revenons sur cette drôle de campagne. Pour mémoire, au mois de novembre 2021 – à cinq mois du premier tour de l’élection présidentielle – les sondages se présentaient de la manière suivante : Emmanuel Macron à 24/25 % ; Eric Zemmour et Marine Le Pen entre 15 et 18 % ; Xavier Bertrand à 13 % ; Valérie Pécresse, Michel Barnier et Jean-Luc Mélenchon autour de 8/10 % ; Yannick Jadot à 7/8 % ; Anne Hidalgo à 5/6 % ; Arnaud Montebourg, Fabien Roussel et Nicolas Dupont-Aignan autour de 2/3 %. Tous les autres candidats putatifs en-dessous de la barre des 2 % des intentions de vote.

Il y a eu le « moment Zemmour », à la rentrée de septembre (Sarah Knafo dans le rôle de la maîtresse enamourée, une épouse trompée, les feux de l’amour !). M. Zemmour avait lu Balzac (les Illusions perdues) et retenu la leçon : « La polémique, mon cher, est le piédestal des célébrités. » Avait-il, à l’instar de celui qui a donné son nom à sa maison d’édition, journaliste dénué de scrupules tenté par le pouvoir, Lucien de Rubempré, écouté les conseils d’Étienne Lousteau : « Aussi, plus un homme est médiocre, plus promptement arrivera-t-il » ? (3) – Il est infiniment regrettable que ses adversaires aient systématiquement préféré l’insulte à l’argumentation (ce qui a eu pour conséquence de le rendre intéressant). Il ne suffit pas de dire et de répéter en boucle (des macronistes à Libération, en passant par Mme Hidalgo et les apparatchiks du PS) les mots « extrême droite », « haine », « obsession », « complotisme », « racisme », « fascisme », « nauséabond », « nazisme », « pétainisme », « années trente » ou – et là c’est effectivement digne des années trente – « juif de service » (à M. Jadot la palme de l’ignominie), pour disqualifier un adversaire. C’est le degré zéro de la pensée (4). Les débats avec Zemmour ont été intéressants (quoique répétitifs) car il avance des idées avec conviction : des idées ou bien abjectes (« un ministère de la remigration ») ou bien, certes précieuses (« la France »), mais trop grandes pour lui. Lui conviennent les mots de Bernanos parlant de Charles Maurras  : il manque de « vie intérieure surnaturelle » (5). N’est pas Jeanne d’Arc qui veut. Autant de conviction que l’on veut ne fait pas une once de compétence. Celui qui rêvait d’un « Poutine français » avait déclaré que ce dernier, « démocrate autoritaire » (sic), est le « dernier résistant à l’ouragan politiquement correct qui, parti d’Amérique, détruit toutes les structures traditionnelles » (à Nicolas Beytout, dans L’Opinion, le 18 septembre 2018). Il fallait donc le laisser faire : « L’Ukraine, et en particulier Kiev, est le berceau historique de la civilisation russe. Mais l’Ukraine moderne est un pays de bric et de broc », une nation qui « n’existe pas » (RTL, le 25 février 2014, après le déploiement des troupes russes en Crimée). En conséquence, Zemmour, comme d’ailleurs Mélenchon, a réclamé que la France n’intervienne pas dans la guerre qui se déroule sous nos yeux en Ukraine. Depuis 1938, cette politique porte le nom d’une ville et des accords du même nom : Munich. Le mini-Maurras du Figaro terminera avec un score de 7 %. Morne plaine.

Puis il y eut la désignation de la candidate des Républicains, le 4 décembre 2021, et la progression fulgurante de Valérie Pécresse dans les sondages (17/18 %). Le retournement hallucinant d’Anne Hidalgo, qui déclare le matin (le 8 décembre), avec toute la détermination possible, qu’elle ira jusqu’au bout et qui, le soir même, appelle à une primaire de la gauche – laquelle primaire est naturellement refusée par les (trois) autres, puis par Mme Hidalgo… Le sketch Taubira et l’attente d’une primaire « populaire » (sic), comme on attend Godot. (Taubira « choquée » parce que des footballeurs font un signe de croix en entrant dans le stade – dans « Dimanche en politique », sur France 2, le 13 février. On mène les combats qu’on peut.) A gauche, c’est Fabien Roussel (PCF) qui a tenu un discours sensé et réjouissant (à défaut d’être toujours crédible).

Au début de l’année 2022, ils semblaient être trois à pouvoir sérieusement non seulement accéder au second tour mais aussi remporter l’élection : Valérie Pécresse (l’option conservatrice, sociale-républicaine, tournée vers le travail et l’entreprise), Marine Le Pen (l’option souverainiste, étatiste, sociale-identitaire), Emmanuel Macron (l’option progressiste, technophile, européiste, libérale ou « liquide »). La première s’est effondrée ensuite dans les sondages, obtenant 4,8 % des suffrages au premier tour de l’élection, les deux autres ont conforté leurs positions (Le Pen s’installant au-dessus de la barre des 20 % des intentions de vote à partir de la fin du mois de mars ; Jean-Luc Mélenchon débarquant au même moment dans le peloton de tête, autour des 15 %, et ne cessant de progresser).

Le 7 mars, nous connaissions la liste officielle des douze candidats. Nous avons pu bénéficier de centaines d’heures d’entretiens et de débats sur les chaînes de radio et de télévisions, disponibles sur Youtube, pour faire connaissance avec les personnalités et les programmes. Certains de ces débats ont été d’une rare violence : Pécresse/Zemmour le 10 mars sur TF1/LCI ou Jadot/Le Pen le 16 mars sur C8 ; voire même proprement terrifiants : entre M. Mélenchon et M. Zemmour sur C8 le 27 janvier ou entre M. Jadot et M. Zemmour le 17 mars sur France 2. Il y a une manière de parler (partagée par les politiques et les journalistes) que je trouve insupportable et qui me fait sursauter à chaque fois : ces tics de langage, cette manière de redoubler le sujet de la phrase – à la François Hollande : « La France, elle est grande  » et « l’insécurité, elle est partout ». Cette manière de dire sans cesse « une forme » : une forme de courage, une forme d’humilité, une forme de fidélité, etc. etc. Ou « en situation » La palme revient alors à Anne Hidalgo dans un tweet du 29 janvier : « Nous allons créer un centre d’hébergement d’urgence pour environ 50 personnes en situation de rue. » Voilà un projet politique ! Voilà une ambition pour la France ! (Ce sont des S.D.F., Madame Hidalgo, ou des sans-abri, des clochards, si vous voulez, ces « personnes en situation de rue » ! La langue de la technocratie, c’est bien, mais dans un roman d’Orwell, alors n’hésitez pas à parler français aux Français.) Le niveau de langue, celui des débats, les invectives et les tweets, les réseaux sociaux, les smartphones et le réflexe photo, l’ordre imposé au discours, la normalisation de tout, la commune mesure (« pas de vagues ») ; l’époque actuelle a vraiment quelque chose de dérisoire et d’étouffant – de répugnant. Ou c’est moi qui ne m’y fais pas.

Le 10 avril, premier tour de cette élection présidentielle. Comme attendu, à l’issue de cette drôle de campagne, Emmanuel Macron (27,8 %) et Marine Le Pen (23,2 %) arrivent en tête, devant Jean-Luc Mélenchon (22 %). Le Parti communiste fait mieux que le PS, ce qui n’était pas arrivé depuis 1969 (Roussel ayant pris les cinq-cent-mille voix qui ont manqué à Mélenchon pour être présent au second tour). Pour les tous petits candidats – Dupont-Aignan, Arthaud, Poutou, Hidalgo (qui obtient 2,2 % des voix à Paris, 22 900 électeurs) – l’essentiel était de participer. Les plus de 65 ans ont voté Macron : ils sont pour la retraite à 65 ans. Après le discours du Président-candidat, c’est avec stupeur que je le vois circuler parmi la foule compacte des militants, les toucher, les embrasser. Ni masques. Ni « gestes barrières ». La gestion de la crise du covid est-elle gouvernée par des impératifs sanitaires, ou politiques ?

L’« entre-deux-tours », comme l’on dit, a montré que la France n’a jamais été autant divisée depuis des décennies. « Réconcilier les France »… C’est une expérience curieuse de relire Révolution (2016), le « combat » de Macron « pour la France », cinq ans après… Pour la première fois à une élection présidentielle, nous avons assisté, à l’état chimiquement pur, à un vote de classe. Le discours du président de la République, au Champ-de-Mars, à Paris, ce 24 avril, a été heureusement sobre. En effet, il faut espérer un nouveau souffle pour ce second quinquénnat. Il faudra effectivement que les questions relativent à l’habitabilité de la Terre (l’écologie) orientent les décisions gouvernementales. Il faudra également que ne soient pas oubliés les dix millions de nos compatriotes qui vivent sous le seuil de pauvreté. C’est maintenant la bataille des législatives. Il y a fort à parier que La République en Marche n’aura pas de majorité pour gouverner le pays.

La République, la France, la politique

J’ai eu l’occasion de dire ce que je pense de la politique menée ces dernières années (chroniques #4, #5 et #12) et présenté (chroniques #9, #19, #22) ce qui me semble être les défis que la France doit relever – et, donc, les enjeux de ces élections présidentielle et législatives.

Qu’est-ce qu’une démocratie ? La question mérite d’être à nouveau sérieusement posée. Comment s’articulent démocratie et suffrage universel ? Ce que nous pouvons souhaiter, c’est que le pouvoir cesse d’être concentré dans les mains d’un seul homme – une seule femme – qui prend des décisions sur la base de la seule croyance en son destin personnel. Un président est élu pour présider et doit en conséquence laisser son premier ministre gouverner. Ce que nous pouvons souhaiter, c’est que le président aménage son emploi du temps de telle manière qu’il ait le temps de réfléchir, de méditer, de lire – de lire non seulement des notes rédigées par de hauts fonctionnaires, mais aussi des livres d’histoire, des romans, du théâtre, de la poésie, qu’il ait le temps d’écouter, d’apprendre des français et de leur histoire, qu’il ait le temps de faire véritablement attention – attention au malheur et à la vérité. Il faut du silence et de l’attention pour entendre le cri des malheureux. « Il est impossible d’examiner les problèmes effroyablement complexes de la vie publique en étant attentif à la fois, d’une part à discerner la vérité, la justice, le bien public, d’autre part à [sa réputation, à ses intérêts ou à ceux de son parti et de son camp]. La faculté humaine d’attention n’est pas capable simultanément des deux soucis. En fait quiconque s’attache à l’un abandonne l’autre. » (Simone Weil encore)

Pour rétablir la République, en 1943, Simone Weil demandait de revenir à Rousseau. Elle a raison. Rousseau est l’une des sources auxquelles il nous faut revenir si nous voulons régénérer la République française. C’est le peuple qui est souverain – et non les individus. C’est le peuple qui entend la voix de la justice et de la vérité. Et chacun, voulant la volonté générale, n’obéissant qu’à lui-même, est parfaitement libre. « Il serait bon d’encourager en ce moment la lecture du Contrat Social. » (6) La République est ce que nous recevons en héritage comme notre milieu commun. Contre ceux qui inclinent vers une société libérale, multiculturaliste, liquide, considérant la France comme un hôtel où l’on vient en touriste et les citoyens comme des individus atomisés mus par leurs intérêts individuels, au mépris de l’histoire, de la culture, de la patrie, il nous faut affirmer la République : « La République une et indivisible, disait Péguy, c’est notre royaume de France. »

Dans une « Étude pour une déclaration des obligations envers l’être humain », Simone Weil défend l’idée selon laquelle un respect est dû à tout être humain en raison du fait qu’il y a au centre du cœur de tout homme et de toute femme un désir de bien absolu, c’est-à-dire qui ne dépend ni des époques, ni des lieux, ni des cultures, ni des nationalités. Ce respect est manifesté par l’obligation de satisfaire les besoins du corps et de l’âme (chronique #26). Un responsable politique a pour devoir de tout faire pour que chaque être humain puisse orienter son attention et son désir vers le bien. Il a pour tâche d’organiser des milieux favorables à l’orientation de l’âme vers le bien. Il doit reconnaître que la politique n’a pas sa fin en elle-même et qu’il est tenu par une obligation. « L’objet de la vie publique, avance encore Simone Weil, consiste à mettre dans la plus grande mesure possible toutes les formes de pouvoir aux mains de ceux qui consentent en fait à être liés par l’obligation dont chaque homme est tenu envers tous les êtres humains, et qui en possèdent la connaissance. » (7) C’est une orientation pour l’action publique – et un critère pour juger la politique qui va être menée dans les cinq prochaines années. La politique est au service des besoins de l’âme et du désir de bien.

Dans L’Enracinement (1943) de Simone Weil, on trouvera notamment une réflexion sur la société française, sur le travail et la justice, sur la science et la religion, sur la patrie, l’État et l’histoire de France. Sur la France et son (ses) histoire(s), sur les enjeux politiques de l’écriture de son histoire, il faut lire les historiens : Boulainvilliers, Montlosier, Augustin Thierry. Le lien de la France à son histoire s’en trouvera problématisé de manière un peu plus subtile que l’opposition qui structure en sous-main le débat présent entre l’histoire « Jacques Bainville » (celle de la droite identitaire) et l’histoire « Patrick Boucheron » (celle de la gauche multiculturaliste).

Pour finir. La lecture des biographies inspire. Lire une biographie, c’est imaginer des manières de penser et de vivre et c’est ouvrir des possibles. Il y a des hommes et des femmes qui incarnent un espoir. On pourra lire, par exemple, un ouvrage collectif sous la direction du grand historien Michel Winock, Les figures de proue de la gauche depuis 1789 (8), parmi lesquelles Olympe de Gouges, Joseph Proudhon, Louise Michel, Jaurès, Zola, Clemenceau, Léon Blum, Albert Camus. Cela permettra aux plus jeunes d’apprendre qu’il a existé – c’était il y a bien longtemps… – une gauche en France. Une gauche qui faisait de la politique (…et pas seulement de la morale et du wokisme). Une gauche soucieuse de justice sociale. Une gauche républicaine et universaliste.

Pascal David, o.p., est philosophe

Il publie Simone Weil, Luttons-nous pour la justice ? Manuel d’action politique (Peuple Libre, 2022)

Note. A écouter : Habiter des milieux, une éthique de l'attention - Autour de Simone Weil, par Pascal David - YouTube

 

(1) S. Weil, L’Enracinement, dans les Œuvres complètes, tome V, vol. 2, Gallimard, 2013, p. 286

(2) S. Weil, Attente de Dieu, Fayard, 1985, p. 81, puis « Étude pour une déclaration des obligations envers l’être humain » (1943), dans P. David, Simone Weil, Luttons-nous pour la justice ? Manuel d’action politique, Peuple Libre, 2022, p. 160

(3) H. de Balzac, Illusions perdues, Œuvres complètes, Calmann Lévy, 1881, tome premier, aux p. 262 et 265

(4) Sur la question du racisme, on entend dire beaucoup de bêtises. Je renvoie à M. Foucault, « Il faut défendre la société ». Cours au collège de France (1975-1976), EHESS/Gallimard/Seuil, 1997, p. 51-73, p. 227-234

(5) G. Bernanos, Scandale de la vérité, dans les Essais et écrits de combat, Pléiade, t. I, 1971, p. 581

(6) S. Weil, L’Enracinement, Œuvres complètes, tome V, volume 2, Gallimard, p. 132. Voir aussi P. David, Simone Weil, Luttons-nous pour la justice ? Manuel d’action politique, Peuple Libre, 2022, p. 70-74

(7) S. Weil, Désarroi de notre temps et autres fragments sur la guerre, Peuple Libre, 2018, p. 70

(8) Sous la direction de M. Winock, Les figures de proue de la gauche depuis 1789, Perrin, 2019. Voir aussi J. Julliard, Les gauches françaises. Histoire, politique et imaginaire. 1762-2012, Flammarion, 2012 et Michaël Fœssel, Quartier rouge. Le plaisir et la gauche, PUF, 2022

 

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