Le tourisme est mort, vive le voyage !

Pour diagnostiquer le présent

Marcheur sur le chemin, Unsplash

« Nous savions tout cela. Et pourtant, paresseusement, lâchement, nous avons laissé faire. Nous avons craint le heurt de la foule, les sarcasmes de nos amis, l’incompréhensif mépris de nos maîtres. Nous n’avons pas osé être, sur la place publique, la voix qui crie, d’abord dans le désert. Nous avons préféré nous confiner dans la craintive quiétude de nos ateliers. Puissent nos cadets nous pardonner le sang qui est sur nos mains ! »

Marc Bloch, L’Etrange défaite, en 1940

 

Le tourisme est mort, vive le voyage !

« Je hais les voyages et les explorateurs. Et voici que je m’apprête à raconter mes expéditions. » Les premières phrases, si célèbres, de Tristes tropiques (1).

Claude Lévi-Strauss nous y emmène avec lui en expédition à travers l’Amazonie, chez les Bororo et les Nambikwara. Nous sommes dans les années trente : « Dans quel ordre décrire ces impressions profondes et confuses qui assaillent le nouvel arrivé dans un village indigène dont la civilisation est restée relativement intacte ? Devant une société encore vivante et fidèle à sa tradition, le choc est si fort qu’il déconcerte : dans cet écheveau aux mille couleurs, quel fil faut-il suivre d’abord et tenter de débrouiller ? (…) J’avais voulu aller jusqu’à l’extrême pointe de la sauvagerie ; n’étais-je pas comblé, chez ces gracieux indigènes que nul n’avait vus avant moi, que personne peut-être ne verrait plus après ? Au terme d’un exaltant parcours, je tenais mes sauvages. Hélas, ils ne l’étaient que trop. Leur existence ne m’ayant été révélée qu’au dernier moment, je n’avais pu leur réserver le temps indispensable pour les connaître. Ils étaient là, tout prêts à m’enseigner leurs coutumes et leurs croyances, et je ne savais pas leur langue. Aussi proches de moi qu’une image dans le miroir, je pouvais les toucher, non les comprendre. Je recevais du même coup ma récompense et mon châtiment. Car n’était-ce pas ma faute et celle de ma profession, de croire que des hommes ne sont pas toujours des hommes ? Que certains méritent davantage l’intérêt et l’attention parce que la couleur de leur peau et leurs mœurs nous étonnent ? Que je parvienne seulement à les deviner, et ils se dépouilleront de leur étrangeté : j’aurais aussi bien pu rester dans mon village. »

Tout est dit. Lévi-Strauss est le grand anthropologue du XXe siècle et c’est aussi l’un de nos plus grands écrivains. Son entrée dans la « Pléiade » le consacre comme tel. J’avais glissé ce volume dans mon sac, en quittant Paris, à pied, un jour de juillet 2016. Direction la Bourgogne. Passé le périphérique, j’ai longé la Seine. Le premier soir, un hôtel pas loin de l’aéroport d’Orly, à Viry-Châtillon. Dîner au « Jardin de Viry », une pizzeria, le 26 juillet. Je suis le seul client. La serveuse, à qui je raconte que j’arrive de Paris à pied, me prend pour un fou : « Mais il y a le RER ! » J’ai lu Tristes tropiques un après-midi au camping de Melun. Au long d’une semaine de marche avec la Seine pour point de repère. De campings à l’allure de bidonvilles en nuits chez l’habitant, au hasard des rencontres. Il m’a poursuivi ensuite pendant des heures de train et je l’ai refermé, quelques jours plus tard, place Sant’Eustachio, à Rome.

Rome, ça va. Mais quand je dis que je passe mes étés à traîner dans la banlieue parisienne, à faire le tour de Roissy-Charles-de-Gaulle, que je connais l’église médiévale du village de Roissy-en-France (qui jouxte l’aéroport), ou celle de Sarcelles, que je marche le long des derniers champs cultivés entre Gonesse et Roissy, ou que je suis allé jusqu’à Goussainville, le village condamné par l’aéroport, il n’y a pas seulement la serveuse de Viry-Châtillon qui me prend pour un fou. Certes, il y a bien d’autres lieux de France qui méritent d’être parcourus (2). Chaque paysage, en réalité. Et pourtant. Et pourtant, là aussi on rencontre des hommes, des femmes qui sont toujours des femmes, des hommes. Là aussi, l’on est un voyageur, et l’on accède à l’inouï.

Un voyageur ! Certes, non pas un touriste.

Un touriste est quelqu’un qui va à l’autre bout du monde pour y trouver la même chose que chez lui. Il prend un avion et après deux heures, ou quinze heures, il atterrit sur un aéroport exactement semblable à celui qu’il vient de quitter. Il va dans un hôtel exactement semblable à ceux que l’on trouve à Paris ou à Lyon. Il y prend le même petit-déjeuner que chez lui. Un monde unique, uniforme, standardisé. Il « fait » le Japon en quinze jours. Alors, bien sûr, il va chercher de l’exotisme. Quelques instants de dépaysement. Il s’offre une excursion en pirogue, ou un spectacle traditionnel. Quelques indigènes jouent pour lui à ce qu’étaient leurs ancêtres, le temps de quelques heures ou de quelques jours. Il n’est pas dupe, le plus souvent. Mais il fait semblant d’y croire. Les indigènes font semblant eux aussi et sont réduits à cette apparence, réifiés, et les occidentaux veulent y croire et payent pour cela, détruisant du même coup un peu plus ce qu’ils sont venus chercher. Le touriste fait des photos par milliers – photos qu’il ne regardera jamais mais au moins cela lui évite d’avoir à regarder et l’écran le protège du réel.

Les paysages, la faune, la flore : qu’y a-t-il à gagner à chercher les milieux encore vierges, peu ou prou préservés, pour les détruire de notre présence ?

Rencontrer une autre culture ne s’improvise pas. Le philosophe et sinologue François Jullien y consacre un essai, à l’occasion d’un voyage au Vietnam, Le Pont des singes (3). Les confinements successifs pourraient nous inciter à y réfléchir. Que va-t-on chercher lorsqu’on se rend dans un pays dont on n’a même pas pris la peine d’apprendre la langue ? Faut-il continuer à prendre l’avion et à faire du tourisme ?

Ou bien n’est-il pas plus intéressant de voyager ? A pied, en train, en voiture à l’occasion, à deux ou trois, ou seul – c’est intense, une marche solitaire – en prenant le temps d’inventer chaque jour son itinéraire, d’attendre, de se perdre, de revenir sur ses pas, de rencontrer. La marche est un véritable exercice spirituel pratiqué aussi bien par Epictète que par Montaigne ou Rousseau. « On part à son moment, on s’arrête à sa volonté, on fait tant et si peu d’exercices qu’on veut. On observe tout le pays, on se retourne à droite, à gauche, on examine tout ce qui nous flatte, on s’arrête à tous les points de vue. » J’aime, en effet, les voyages à pied. « Jamais je n’ai tant pensé, tant existé, tant vécu, tant été moi, si j’ose ainsi dire, que dans ceux que j’ai fait seul et à pied. » (4)

Le voyage fait décoïncider de soi et ouvre des possibles. « Le voyage a ceci de salutaire qu’il nous transporte en dehors de nous-mêmes pour un temps et qu’il nous renouvelle », écrit (en 1846) le grand Fromentin rentrant d’Algérie.

Le voyage laisse des souvenirs ineffaçables. Cette mémoire porte ensuite, une fois le quotidien retrouvé, elle porte et fait vivre. « Après des années, le petit espace où j’ai mis ma tente un soir et d’où je suis parti le lendemain, m’est présent avec tous ses détails. L’endroit occupé par mon lit, je le vois ; il y avait là de l’herbe ou des cailloux, une touffe d’où j’ai vu sortir un lézard, des pierres qui m’empêchaient de dormir. Personne autre que moi peut-être n’y était venu et n’y viendra, et moi-même, aujourd’hui, je ne saurais plus le retrouver. »

Il n’est pas nécessaire pour cela d’aller loin. « On peut ne jamais dépasser Saint-Denis, précise l’auteur d’Une année dans le Sahel, et cependant rapporter des bords de la Seine » ce « que j’appellerai des notes de voyage. On peut au contraire faire le tour du monde » et ne rien voir, ne pas sortir de chez soi. « On voyage du moment qu’on s’attache aux diversités de la nature » et « la distance n’y fait rien » (5).

Et Fromentin d’ajouter : « Rien ne peut vous donner une idée de la beauté des environs de Paris. Je tombe à chaque pas d’extase en extase, parce que les aspects changent et une échappée de vue nouvelle en découvre un nouveau. »

Bel été !

 

Pascal David, o.p., est philosophe

Il publie Simone Weil, un art de vivre par temps de catastrophe (Peuple Libre, 2020)

 

(1) Claude Lévi-Strauss, Œuvres, Gallimard, « Pléiade », 2008, p. 349-350. On lira avec profit la biographie d’Emmanuelle Loyer, Claude Lévi-Strauss, Flammarion, 2015.

(2) On pourra lire Marie-Hélène Bacqué, Retour à Roissy. Un voyage sur le RER B (Seuil, 2019). Les récits de voyages en France sont nombreux, depuis Le tour de France par deux enfants (1877) et Sans famille, d’Hector Malo (1878). La traversée de la France, par Sylvain Tesson, Sur les chemins noirs (Gallimard, 2006) a connu un réel succès, ou l’Immortelle randonnée (Guérin, 2013) de Jean-Christophe Rufin, sur le chemin de Compostelle. On pense encore aux explorations de Jean-Paul Kauffmann, notamment à Remonter la Marne (Fayard, 2013), ou à Antoine de Baecque, La traversée des Alpes. Essai d’histoire marchée (Gallimard, 2014). Une autre traversée de la France à pied, en se passant le relais, a donné lieu à l’étrange ouvrage, publié par les éditions Textuel, Azimut. Une marche photographique en France (2020).

(3) François Jullien, Le Pont des singes. De la diversité à venir, Galilée, 2010. Cet essai a été publié à nouveau dans Altérités. De l’altérité personnelle à l’altérité culturelle, Gallimard, 2021. Sur la question des cultures et de leurs ressources, voir aussi F. Jullien, De l’universel, de l’uniforme, du commun et du dialogue entre les cultures, Fayard, 2008, et Il n’y a pas d’identité culturelle. Mais nous défendons les ressources d’une culture, L’Herne, 2016.

(4) Deux citations de J.-J. Rousseau, Emile, Garnier-Flammarion, p. 540 ; Les Confessions, Le livre de Poche, 1972, p. 248 (voir aussi à la p. 264). Sur la marche, on lira les ouvrages de David Le Breton, Eloge de la marche (Métailié, 2000) ; Marcher. Un éloge des chemins et de la lenteur (Métailié, 2012) ; Marcher la vie. Un art tranquille du bonheur (Métailié, 2020).

(5) Eugène Fromentin, Un été dans le Sahara (1854) et Une année dans le Sahel (1858), Œuvres, Gallimard, « Pléiade », 1984 (citations p. 62 et p. 317). Un été dans le Sahara peut être considéré comme son « Tristes Tropiques ». Le récit de voyage est une tradition représentée par Chateaubriand, Gautier, Flaubert.

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