Le syndicalisme, voilà l’ennemi…

Blocages de raffinerie, quais bondés offrant des spectacles de pugilat, conducteurs de bus non-grévistes hués par les collègues en lutte, accusations de terrorisme lancées par certains élus, diatribes d’éditorialistes... Il semble difficile de plaider la cause d’organisations syndicales affaiblies par leurs derniers combats perdus (assurance chômage, SNCF) et les affaires de corruption. L’exercice doit pourtant être mené, dans un pays qui préfère se flageller en dénonçant les privilèges des uns, plutôt que de se souvenir que le syndicalisme est un pilier de la République.

Les syndicats ne seraient pas représentatifs

Les syndicalistes défendraient leurs corporations et seraient illégitimes pour défendre l’ensemble des salariés. Les commentateurs répètent à l’envi que seuls 11% des salariés français sont syndiqués (le taux grimpe à 19% dans la fonction publique). Mais la représentativité ne se mesure pas qu’au nombre des adhérents : les accords signés, notamment au niveau des branches, couvrent 90% des salariés en France. En somme, quand ces 11% négocient des accords, les avancées bénéficient à 90% d’entre eux qu’ils acquittent ou pas une cotisation syndicale. Rappelons qu’en Allemagne, paradis de la cogestion, le taux de syndiqués ne dépasse pas 20%, et le taux de couverture 70%. Mieux vaut outre Rhin appartenir à la branche métallurgie cogérée par IG Metall, si vous voulez profiter des 28 heures de travail par semaine, qu’être salarié dans la restauration ou l’hôtellerie. Osons une dernière question : les partis politiques sont-ils plus légitimes pour conduire la politique de la nation, que les syndicats pour canaliser les mécontentements et porter la négociation ? Dans une synthèse pénétrante, L’âge de la négociation collective, Christian Thuderoz rappelle que si l’on recense 2,8 millions de syndiqués, on dénombre, tous partis politiques confondus, 600 000 adhérents. Il précise qu’en 2018, 49,8% des salariés ont voté pour les élections professionnelles, contre 42,4% des électeurs aux dernières élections européennes… L’argument d’une crise générale des institutions du politique est un peu faible, car dans le même temps la France compte 13 millions de bénévoles dans les associations, preuve s’il en fallait d’un besoin de solidarité et d’utilité sociale dans notre vieux pays.

Les syndicats refuseraient toute discussion

Évidemment, il est plaisant de résumer l’action syndicale aux postures factices des leaders des grandes centrales, étiquetés « réformistes » ou « révolutionnaires ». Pourtant, le dialogue social n’est pas en France un vain mot, même s’il reste timoré. D’après la DARES, 50 000 accords ont été soumis à la négociation collective en 2016. La CGT a signé 85% des accords dans les entreprises où elle était présente, la CFDT 94%.

Il est facile de s’indigner avec l’OCDE de ce que la France est championne du monde du nombre de jours chômés. C’est oublier que ce chiffre est très fluctuant (60 jours pour 1000 salariés en 2012, 131 en 2016) et surtout tendanciellement en décrue depuis 1976.

Encore faut-il que le pouvoir politique souhaite que cette culture de la négociation collective s’installe, en n’imposant pas un ordre du jour des discussions de telle manière qu’elles aboutissent à un rejet par les parties prenantes, comme ce fut le cas pour l’assurance chômage. Sachant parfaitement que les organisations patronales refuseraient les pénalités sur les contrats courts, le pouvoir a ainsi pu prouver que le dialogue social ne fonctionnait pas, reprendre la main et s’affirmer en imposant dans une dizaine de secteurs ces pénalités.

S’il souhaite améliorer l’efficacité du paritarisme, le gouvernement n’a d’autres choix que de confier la gestion de missions sociales aux partenaires sociaux, comme le font les pays scandinaves pour l’assurance-maladie, ou la Belgique pour l’assurance-chômage.

Les syndicats seraient une menace pour la modernisation sociale

Pierre Waldeck-Rousseau pensait sans doute la chose différemment quand il décida d’accorder, vingt ans après que le droit de grève a été reconnu par Napoléon III (1864), l’autorisation aux syndicats de se former (23 mars 1884). Selon lui, ces derniers devaient œuvrer à « réunir les ressources nécessaires pour créer et multiplier les utiles institutions qui ont produit chez d’autres peuples de précieux résultats : caisses de secours, de crédit mutuel, cours, bibliothèques, sociétés coopératives, bureaux de renseignements, de placements, de statistiques de salaires, etc. » En d’autres termes, associer ces institutions à la démocratisation culturelle, à la mise en œuvre de la prévoyance, et à la consolidation d’une République bien fragile. Il savait aussi pouvoir compter sur les données produites par leurs experts, alors que l’État était incapable de le faire. Dans bien des secteurs, l’agriculture notamment, les syndicats ont participé à la modernisation de filières ; et ont assumé leurs responsabilités quand leur filière traversait une zone de turbulences : on se souvient des concessions faites par les syndicats de Renault à sa direction en 2013.

Enfin, est-il sérieux de prétendre que les syndicats veulent mener une révolution, tant ils sont dépendants de ceux qu’ils combattent ? Les cotisations des adhérents ne représentent que 30% du financement des syndicats selon le rapport Perruchot (2011) ; les subventions publiques, 175 millions d’euros par an (5% du financement). Les employeurs (dont l’État) représentent donc l’essentiel du financement (au-delà de la seule la contribution de 0,016% prescrite par la loi Sapin de 2015), en internalisent notamment le coût des décharges syndicales.

L’histoire nous révèle une constante : le nombre et la violence des grèves décroît lorsque le nombre d’adhérents à des syndicats augmente, et que ceux-ci sont associés à la prévoyance. Si le pouvoir désire en finir avec les troubles, mieux vaut inciter les salariés à se syndiquer en masse, par le chèque syndical par exemple, plutôt que de les stigmatiser et de les cornériser.

Arnaud Pautet

Article publié dans Les Echos le 13 janvier 2020 : Opinion | Les syndicats français, au-delà des idées reçues

 

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