La foi ? Mais quelle foi ?

Pour diagnostiquer le présent

© GIOTTO, LÉGENDE DE SAINT FRANÇOIS : LE SERMON AUX OISEAUX, 1297-1299, FRESQUE, 270 X 200 CM. ASSISE, ÉGLISE SUPÉRIEURE SAINT FRANÇOIS BS ENCYCLOPEDIE

« Nous savions tout cela. Et pourtant, paresseusement, lâchement, nous avons laissé faire. Nous avons craint le heurt de la foule, les sarcasmes de nos amis, l’incompréhensif mépris de nos maîtres. Nous n’avons pas osé être, sur la place publique, la voix qui crie, d’abord dans le désert. Nous avons préféré nous confiner dans la craintive quiétude de nos ateliers. Puissent nos cadets nous pardonner le sang qui est sur nos mains ! »

Marc Bloch, L’Etrange défaite, en 1940

 

La foi ? Mais quelle foi ?

Au début de cette année, je croise une jeune femme dont j’avais fait la connaissance lors d’un mariage célébré à l’Église. Elle me dit espérer, pour cette année 2021, un retour rapide à « la vie d’avant », « la vie normale ». Je lui fais part de mon scepticisme. Et elle, de me répondre : « J’ai plus la foi que vous ! »

La foi ? Mais de quelle « foi » parle-t-elle ? Dans le contexte de cet échange, c’est clair : il s’agit de la foi chrétienne. Mais qu’est-ce que cela voudrait dire, si la foi en Jésus-Christ était confondue avec l’espérance mondaine d’un retour à un confort bourgeois sûr de lui, d’un retour à un monde où l’on dépense sans compter, tant qu’on peut, où l’on prend l’avion pour partir en vacances à l’autre bout du monde, où l’on va à la messe en famille le dimanche et où un enfant meurt de faim toutes les cinq secondes ? Business as usual.

Qu’est-ce qu’attendent les chrétiens ? Quelle est leur espérance ?

Je n’ai pas autorité pour répondre à cette question. Mais enfin, ce n’est pas, tel que j’envisage les choses, un confort pour soi, entre catholiques, entre-soi, dans le centre sécurisé des métropoles, quoi qu’il en coûte. Ni l’attente magique de la résolution des problèmes : « Ça va bien finir par s’arranger ! » L’optimisme est l’espérance à usage des imbéciles selon Bernanos. Lorsque le Christ Jésus se donne à percevoir, vivant, à saint Paul, sur le chemin de Damas, il lui annonce ce que ce dernier aura à souffrir pour Lui. Autrement dit, la foi n’est pas une consolation. Elle est une rencontre qui bouleverse. L’espérance chrétienne est celle d’une rencontre avec un Autre. C’est vers un Autre qu’est tendu le désir, ou la foi, ou l’espérance – un Autre qui excède toute représentation et toute attente. C’est avec la certitude de ce qui manque que nous savons «  de chaque lieu et de chaque objet que ce n’est pas ça, qu’on ne peut résider ici ni se contenter de cela  » (Michel de Certeau). Blessé, ne pas s’arrêter de marcher.

A travers les forces de mort qui invitent à la morosité et au désespoir, s’orienter pour que du nouveau advienne et qu’un avenir se dessine. « Si tu n’espères pas, tu ne rencontreras pas l’inespéré qui est scellé et impénétrable », annonce Héraclite.

Car le sens ultime de l’espérance, par-delà les représentations qu’elle vise, reste toujours «  l’inespéré ». Ce que vise l’espérance comporte « une dimension d’excès, de surprise, d’inouï au regard des prétentions représentatives » : « Espérer en effet, développe Catherine Chalier, repose rarement sur un ensemble de raisons, sauf lorsqu’il s’agit d’atteindre un résultat par des moyens précis et par un calcul de ses chances. Mais, plus profondément, espérer c’est s’avancer, en pensée, avec sa sensibilité, en posant des actes et avec sa vie, vers une réalité encore imperceptible. Une réalité invisible, ici et maintenant, mais qui, déjà, nous incline à aller vers elle et ouvre, dans notre présent, un espace pour elle. » On attend et on espère, mais ce qui advient est toujours en excès et « on ne s’y attendait pas » (comme on dit). L’espérance est d’abord « une attitude face au présent : celle qui, jusqu’à l’ultime instant, incite à se laisser visiter par ce qui surprend » (1). Renoncer à prétendre tout dominer, tout prévoir, tout vérifier, pour que l’événement, ou l’inespéré, advienne : « S’il «arrive», c’est que nous n’en sommes pas les auteurs ni les acteurs. Notre action ne sera jamais qu’une réponse, il a toujours déjà pris les devants. » (2) « Une surprise de la conscience », résume Marguerite Léna, qui voit dans la Résurrection de Jésus-Christ « l’événement en qui tous les autres prennent sens ». Les œuvres et les visages de Catherine Chalier et de Marguerite Léna nous éclairent et nous renforcent. – C’est ici l’occasion de dire ma gratitude à l’égard de deux de mes maîtres.

Espérer ne veut pas dire laisser le monde tel qu’il va : on s’y engage en posant des actes et avec sa vie. J’espère pour autant que je transforme mes manières de penser et de vivre, à partir de l’exigence contemporaine d’un monde habitable par tous. Que je suis capable de rediscuter du nécessaire – et de ne pas me contenter de donner de notre superflu. Que je jette toutes mes forces dans la bataille. « Aujourd’hui ce n’est rien encore que d’être un saint, prévient Simone Weil, il faut la sainteté que le moment présent exige, une sainteté nouvelle. Un type nouveau de sainteté, c’est un jaillissement, une invention. Le monde a besoin de saints qui aient du génie comme une ville où il y a la peste a besoin de médecins. Là où il y a besoin, il y a obligation. »

J’ai fait une proposition pour un art de vivre par temps de catastrophe : la voie franciscaine (3). Renoncer à la puissance exercée sur les êtres humains et sur la Terre. Cesser de ne considérer du monde que ce qui se mesure, s’achète et se vend. Cesser de raisonner en termes de droits subjectifs mais à partir des obligations : celles de répondre aux besoins du corps et de l’âme de ceux qui sont nos prochains. Choisir la pauvreté comme accueil de ce qui est donné, de manière à inscrire son existence dans la création et sa beauté. Attacher la plus grande importance à la capacité d’attention : attention aux malheureux, attention à la Terre.

L’espérance chrétienne s’appuie sur une promesse. Elle s’inscrit dans une filiation évangélique et biblique. La Promesse de Dieu au peuple juif est le « lieu » de l’inespéré et, pour ceux qui se trouvent dans cette filiation, « l’espérance a alors contracté un lien indéfectible avec la mémoire de cette promesse, en dépit du grand désespoir qui monte, semblant invincible à beaucoup ». L’espérance advient en tous ces instants où, malgré sa détresse propre, « le soi humain découvre qu’il peut encore répondre à l’appel de cette mémoire ». Cette réponse, fragile et insistante, ajoute Catherine Chalier, « ne dépend en effet pas d’un mérite propre, elle revêt la couleur de la grâce et du merci ».

 

Pascal David, o.p., est philosophe

Il publie Simone Weil, un art de vivre par temps de catastrophe (Peuple Libre, 2020)

 

(1) Catherine Chalier, Présence de l’espoir, Seuil, 2013

(2) Marguerite Léna, Patience de l’avenir. Petite philosophie théologale, Lessius, 2012

(3) Pascal David, Simone Weil, un art de vivre par temps de catastrophe, Peuple Libre, 2020

 

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